Le projet de Thomas More

<p>Vue d’une ville de l’île d’Utopie</p>

Vue d’une ville de l’île d’Utopie

Une recherche philosophique

L'Utopie, comme son nom l'indique, n'est pas un programme idéologique. Thomas More ne propose, à travers son ouvrage, ni un modèle de société parfaite ni une grille pour distinguer les institutions bonnes et justes. Car la vie publique utopienne laisse la place au compromis : pacifistes, les utopiens n'hésitent pas à faire la guerre lorsqu'on les attaque ou lorsque leurs amis sont attaqués et ils ont alors recours à des mercenaires ; collectivistes, ils commercent avec des nations étrangères en leur vendant leurs surplus ; respectueux de la vie humaine, ils exécutent les criminels qui essaient de se soustraire à un autre châtiment. S'éloignant de La République de Platon, Thomas More, même s'il conçoit lui-aussi une démocratie dirigée par la raison des plus sages et des plus savants, ne cherche pas à construire une société idéale calquée sur le monde parfait des idées. Partant des valeurs fondamentales pour lui que sont la sacralité de toute vie humaine, la fraternité, la paix civile et le souci du bien commun, il écrit un récit imaginaire qui est davantage une recherche philosophique qu'un exposé dogmatique. À lecture du Livre II, on comprend que la société fondée par le roi Utopus s'est construite peu à peu par un va-et-vient constant entre la théorie et la pratique, en confrontant les valeurs humanistes au concret du vivre ensemble.

<p>Magistrats de l'île d'Utopie</p>

Magistrats

Une société en crise

Le Livre Premier présente une critique de la société de son temps partant des constats de misère pour remonter l'échelle des causes : l'Angleterre du début du XVIe siècle est marquée par les règnes successifs des rois Richard III et Henri VII qui ont appauvri le royaume par des guerres et par le début du mouvement des enclosures, par lequel des grands propriétaires terriens accaparent de vastes domaines, provoquant l'exode urbain de nombreux paysans pauvres et, par là-même, le développement de la mendicité et du vagabondage. Thomas More attribue ces malheurs à l'ambition et au goût du luxe des plus riches et de nombreux groupes privilégiés, ainsi qu'au manque de moralité et de justice des puissants. Plus profondément, il désigne comme racine du mal le système politique confiant des pouvoirs immenses à un seul homme influencé par ses désirs et des conseillers intéressés : il faut abolir la tyrannie incapable d'être équitable et rétablir la justice civile et sociale.

<p>La ville d’Amaurote</p>

La ville d’Amaurote

D'une ville idéale à un homme parfait

Le Livre II n'est donc pas la description d'un modèle à suivre à la lettre mais une proposition de cheminement pour construire une alternative aux systèmes des monarchies européennes. Il se termine par le constat suivant : « Telle fut la relation de Raphaël. Bien des choses me revenaient à l'esprit qui, dans les coutumes et les lois de ce peuple, me semblaient des plus absurdes […] ; je reconnais bien volontiers qu'il y a dans la république utopienne bien des choses que souhaiterais voir dans nos cités. Je le souhaite, plutôt que je ne l'espère. » Par son récit, More souhaite proposer une alternative possible à la mauvaise gouvernance des rois ; sa posture intellectuelle est d'être tourné vers l'avenir et d'ouvrir des possibles fondés sur les capacités des êtres humains à être bons et heureux si les conditions le leur permettent. Il ne construit pas son Utopie autour d'une société de nature mais au contraire autour d'un mode de vie urbain, civilisé, créateur de technologies, porteur de culture. L'espérance de l’homme, d'après lui, ne se situe pas dans les structures sociales mais dans sa capacité à choisir une vie éthique. Peu à peu, la description de l'île imaginaire nous guide vers ce qui est son cœur et l'humaniste anglais consacre ses dernières pages à la vie morale des citoyens et à leur exercice de la religion : attentifs aux plaisirs du corps et de l'âme, les utopiens veillent à ce que chacun puisse les satisfaire dans le respect de ceux des autres ; c'est pour eux le seul commandement universel donné par Dieu. Ainsi le premier travail à mener pour une rénovation politique est-il de faire grandir l'homme en bonté : « Comment toutes ces choses seraient-elles parfaites si les hommes ne le sont pas, ce que je n'espère pas voir arriver demain », annonce More dans son Utopie.

Benoît Traineau