L'utopie au XVIIe siècle : des stratégies narratives complexes

<p><em>Histoire des Sévarambes</em></p>

Histoire des Sévarambes

Dans l’abondante littérature de voyages, réels ou fictifs, du XVIIe siècle, les utopies du règne de Louis XIV sont le signe d’une « crise de la conscience européenne » (Paul Hazard) annonçant les Lumières (B. Baczko, « Lumière de l’utopie » sur le site du Collège de France). La Terre australe connue de Gabriel de Foigny (1676), L’Histoire des Sévarambes de Denis Vairasse (1677) ou les Voyages et Aventures de Jaques Massé de Simon Tyssot de Patot (1710) sont les plus connues (pour un panorama de l’utopie sous l’Ancien Régime, voir Utopie, la quête de la société idéale en Occident, Paris, BNF-Fayard 2000, ch. II  « D’autres mondes. L’épanouissement de l’imagination utopique. De Thomas More au siècle des Lumières » et, sur le site de la Bibliothèque nationale de France, l’exposition virtuelle sur le même sujet). Ces textes présentent un dispositif narratif complexe où se rencontrent romanesque, politique et philosophique. Dans le but d’authentifier un récit (au schéma toujours identique : naufrage du narrateur sur une terre inconnue abritant une société idéale) souvent rapporté à la première personne, une préface rédigée par un pseudo éditeur explique comment il est entré en possession du manuscrit ainsi donné comme témoignage vécu. Victime de ce subterfuge, Pierre Bayle considèrera Jaques Sadeur, narrateur de la Terre Australe connue, comme son auteur (Dictionnaire historique et critique sur Gallica). Cette illusion référentielle se prolonge par un ancrage de ces aventures dans leur contexte historique et par la description d’un pays imaginaire s’appuyant sur la géographie véritable. Le tableau de la société idéale est pris dans un récit romanesque qui le met sous tension (P. Gauthier, « L’illustration du livre utopique au XVIIe siècle », dans La Licorne, n°23, 2005 et « Penser l’utopie par l’image », de François Ide).

<p><em>Les Aventures de Jacques Sadeur</em></p>

Les Aventures de Jacques Sadeur

Perspective critique

Le départ de certains narrateurs protestants (Histoire des Sévarambes, La République des philosophes (1682 ?) de Fontenelle) révèle l’intolérance religieuse qui sévit en France et amorce un discours sulfureux contre la religion, dénoncée comme instrument de pouvoir reposant sur une mystification originelle (Jaques Massé). La Bible est passée à l’aune de ses contradictions, autorisant un décryptage libertin de certaines utopies. Les fondements de la monarchie de droit divin sont remis en question.

<p><em>Relation du voyage du prince de Montberaud dans l'ile de Naudely</em></p>

Relation du voyage du prince de Montberaud dans l'ile de Naudely

Plaisir du texte

Par ailleurs, le goût de la fantaisie, nourrie aux récits de voyage réels et aux lieux de la rhétorique, alimente une géographie imaginaire (Dictionnaire analytique des toponymes imaginaires dans la littérature de langue française (1601-1711), Paris, Hermann, 2013). « Les voyages sont venus en crédit et tiennent le haut bout dans la Cour et dans la Ville » (Chapelain). L’exotisme puise dans le réel (outre la Terre australe, Foigny dépeint le Congo et Madagascar) et se déploie dans l’évocation de la topographie utopienne en des variations sur les singularités du locus amoenus découvert (faune, flore, urbanisme…). Lieu rhétorique donc, d’une terre féconde où la symétrie répétitive et égalitaire des villes exprime l’harmonie régnant chez ces peuples (Foigny, Vairasse). Mais le jeu sur les topoï fait apparaître une possible lecture distancée, loin de l’adhésion naïve à la véracité du récit, y compris dans son projet politique (Patricia Gauthier, « De la nécessité d’une configuration topographique à sa mise en cause ironique : l’exemple des utopies françaises sous le règne de Louis XIV », dans Geographiae imaginariae, Dresser le cadastre des mondes dans la fiction narrative de l’Ancien Régime, Québec, Editions du CIERL, PUL, 2011, p. 395-410).

Patricia Gauthier