Le pays de Cocagne

<p>Le fabliau de Cocagne</p>

Le fabliau de Cocagne

« Qui plus i dort, plus i gaaigne » (v. 28). Cette phrase pourrait représenter à elle seule le Pays de Cocagne.

Lieu de tous les possibles, Cocagne (lien Gallica) est considéré par de nombreux médiévistes comme une utopie. Le terme est anachronique pour le Moyen Âge mais le texte en possède les caractéristiques : un récit à caractère imaginaire, sans lieu et hors du temps, présentant une société idéale offrant un contraste fort avec une société réelle.

Au contraire de l’utopie de l’époque moderne qui se conçoit comme un monde futur habité par des êtres vertueux, il s’agit d’accéder à l’ensemble des désirs qui ne peuvent être satisfaits sur terre.

Un monde à l’envers

Cocagne s’est imposé dans les mentalités comme un territoire de plaisir. Le fabliau d’origine (lien Gallica) est mis par écrit en dialecte picard vers 1250 par un poète anonyme.

Le motif littéraire en est déjà entièrement constitué, ce qui laisse supposer une longue tradition orale. Le récit puise ses motifs dans des traditions pluriséculaires, babylonienne, gréco-romaine, celtique, scandinave et musulmane qui ont nourri le Moyen Âge chrétien. Tous sont liés au thème de l’âge d’or : la profusion alimentaire, le luxe, la jeunesse et la liberté sexuelle.

Le fabliau est l’exemple type d’une compilation de lieux communs, pratique répandue dans la littérature médiévale.

L’étymologie de « Cocagne » est discutée. Le terme serait apparu en français à partir du latin et reçoit rapidement des traductions anglaise, italienne, espagnole et allemande avec l’écriture des versions correspondantes. La majeure partie des interprétations étymologiques lient le terme à l’alimentation : Cocagne pourrait provenir du latin coquere, « cuisiner », ou d’un terme provençal évoquant une friandise.

Le texte décrit un monde absurde aux normes inversées. Les 188 vers retracent l’histoire de l’auteur parti en voyage de pénitence imposé par le pape au cours duquel il découvre une terre de « mainte merveille qui a pour nom Cocaigne ». Les murs des maisons sont faits de poissons « bars, saumons et aloses », les toits de lard, les planches de saucisses, les champs de blé sont clos de viandes rôties et de jambons. Une ondée de flans chauds pleut trois jours par semaine. Des oies rôtissent dans les rues où des tables sont dressées avec des nappes blanches. Des verres d’or se remplissent d’eux-mêmes dans une rivière de vin, faite pour moitié du meilleur vin rouge comme celui de Beaune ou d’outre-mer, et pour moitié de blanc excellent comme celui d’Auxerre, de La Rochelle (rocele) ou de Tonnerre. Tout le monde peut se servir librement car tout y est gratuit, il n’y a pas d’interdit sinon peut-être le jeûne !

La hiérarchie n’existe pas, les habitants sont courtois. Hommes ou femmes sont libres de choisir leurs amants jusque dans la rue et d’en changer quand bon leur semble. « Et s’il advient par aventure / Qu’une dame mette son souci (s’intéresse) / À un homme qu’elle voit / Elle le prend au milieu de la rue / Et en fait sa volonté / Ainsi chacun se fait plaisir l’un à l’autre » (v. 117-122).

Un calendrier spécial fait de ce pays une fête constante : les célébrations heureuses ont lieu quatre fois dans l’année : Pâques, Saint-Jean, vendanges, Toussaint, Noël, Chandeleur, Carnaval. Tous les jours sont des fêtes et des dimanches. Dans cette logique, le Carême n’a lieu que tous les vingt ans mais toujours sans abstinence.

Enfin, une fontaine de Jouvence rajeunit à l’âge de trente ans et élimine la mort.

La folie règne en ce pays mais il faut être encore plus fou pour le quitter car il est impossible d’y retourner. La morale – qui bien est, qu’il ne se remueve – est claire : à vouloir changer, on perd.

Une utopie médiévale

Le moment de mise à l’écrit n’est pas anodin. Le XIIIe siècle connaît de profondes mutations économiques, sociales et culturelles. L’urbanisation modifie le paysage et les métiers. L’avènement des ordres mendiants instaure la confession individuelle et renforce le contrôle de l’Église.

L’abondance alimentaire du fabliau renvoie à l’insuffisance de la production et aux restrictions imposées par l’Église qui fait de manger un acte sacré. Au XIIIe siècle, la gourmandise est péché grave, lié à la luxure. La profusion de Cocagne rappelle celle du Carnaval, la plus importante fête de rupture sociale où ont lieu tous les excès, notamment de gourmandise, avant l’abstinence de Carême.

Le rêve de la nourriture d'abondance est le motif de nombreux récits comme le Graal, dont le terme provient de l'occitan et a une signification alimentaire, comme « Cocagne ».

L'oisiveté est reine en ce lieu car le travail n’existe pas. L’homme n’a pas à travailler puisque tout est disponible sans effort et sans la souffrance qui découle de la punition divine lors de la Chute. La réhabilitation du travail connaît son apogée au XIIIe siècle, simultanément au développement de l’économie monétaire mais aussi aux premiers symptômes d’une crise. « Qui plus y dort, plus y gagne / Celui qui dort jusqu'à midi / Gagne cinq sols et demi » (v. 28-30) : la paresse est la seule activité rémunérée, ce qui illustre le développement de l’emprunt, vivement critiqué par l’Église qui condamne le fait de s’enrichir sans travailler comme un péché d’usure. Cocagne propose une solution radicale : en ce lieu, les pièces de monnaie sont jetées par terre.

L’un des tabous les plus forts de la société chrétienne médiévale, la sexualité, est radicalement renversé. Puisque l'honneur n'est pas taché – « Jamais nul ne s’en courroucera (…) Mais au contraire elles en seront d’autant plus honorées » (v. 112 et 116), chacun peut agir comme il l'entend.

Enfin, la fontaine de Jouvence, motif antique, permet de jouir d’une éternelle jeunesse. Cette dernière est préférée aux anciens : l’auteur est jeune, dénigre les « longues barbes ». Les habitants ont toujours trente ans, soit l’âge d’Adam a sa création et celui supposé du Christ lors de son entrée en prédication. Ce temps d’allégresse est lié aux groupes de jeunes errants aux mœurs libres comme le « jeune » aristocratique, celui qui est encore instable, c'est-à-dire sans statut et non marié, ou encore comme les Goliards, des clercs en rupture de vœux chantant des poèmes satiriques en latin. Étant donné les thèmes contenus dans le récit et les nombreuses allusions au christianisme, il a été proposé que l'auteur soit issu de ce milieu. Or, dans les Carmina Burana, un recueil de textes attribué aux Goliards, apparaît l'abbas Cucaniensis, l'abbé de Cocagne, qui n'est autre que le meneur d'un groupe d'ivrognes. Les Goliards contestent la mainmise de l’Église et louent la taverne, thème auquel Cocagne a notamment été rattaché.

La contestation de l’organisation du temps par l’Église y est très forte. À l'inverse du calendrier chrétien où les périodes d'abstinence sont plus importantes, il n'y a qu'un temps du plaisir rythmé par des plaisirs supplémentaires. Cocagne témoigne d'une réflexion critique sur le système chrétien. Mais une utopie n'est pas une hérésie. Le texte comprend de nombreuses allusions au christianisme, à commencer par le fait que l'auteur part en voyage de pénitence sur ordre pontifical. La terre de Cocagne est bénie par Dieu et tous les saints.

Culture laïque et parodie

Le non-sens est une manifestation du monde à l’envers que l’on retrouve dans la littérature du désordre (fabliaux, écrits des Goliards) et les fêtes de renversement temporaire (Carnaval, fête de l’Âne). La matière habituelle de la littérature parodique s'y retrouve : inversions, gourmandise, paresse, jeunesse et liberté sexuelle. Cocagne est cependant une fête permanente où la raison est mise en veille.

La parodie, comme la société imaginaire, prend ses distances avec l’ordre en le détournant et en désacralisant ce qui est habituellement célébré. Elle révèle les structures en place (normes, peurs, désirs) et offre un regard critique. Le désordre a d’importantes fonctions sociales, il est nécessaire à la réaffirmation régulière de l'ordre.

Cocagne n’est pas seulement lié à la « culture populaire ». L’idéal de largesse et le luxe évoquent le raffinement des mœurs courtoises. Le XIIIe siècle voit l’avènement d’une culture laïque, friande de littérature profane.

Le fabliau connaît par la suite un grand succès, surtout dans les pays latins et germaniques. Mêlé à d’autres thèmes contestataires, il est adapté en chansons, contes et proverbes (Avoir Cocaigne trovee : se croire une chance insolente). Les récits à « tonalité cocagnienne » sont toujours présents dans la culture médiévale comme le banquet de Radegonde au monastère Sainte-Croix de Poitiers raconté par Venance Fortunat.

Aux allusions et réécritures nombreuses du XIVe au XVIIe siècle s’ajoutent des représentations graphiques, les plus connues étant celles de Brueghel (Le Combat entre Carnaval et Carême, 1559, Vienne, Kunsthistorisches Museum) et des imagiers populaires italiens des XVIIe et XVIIIe siècles.

Cocagne survit notamment sous la forme du jeu du mât de Cocagne (lien Gallica). Il s’agit d’un pieu au sommet duquel une récompense, le plus souvent alimentaire, est accrochée. Lors d’une fête populaire, quelqu’un doit grimper pour la récupérer. La plus ancienne mention semble se trouver dans la chronique dite Journal d’un bourgeois de Paris, qui note en 1425 :

« Le jour de la Saint-Leu-et-Saint-Gilles qui fut le samedi 1er septembre, certains paroissiens proposèrent un nouveau divertissement et le firent : ils prirent une perche bien longue de 6 toises [1 toise = 1,949 m] et la fichèrent en terre et en haut tout au bout, mirent un panier avec dedans une grasse oie et six pièces de monnaie et ils graissèrent bien la perche ; et puis il fut crié que qui pourrait aller chercher cette oie en grimpant sans aide, aurait la perche et le panier, l’oie et les six pièces de monnaie ; mais personne, si bon grimpeur qu’il fût, ne put y parvenir ; mais le soir un jeune valet qui avait grimpé le plus haut eut l’oie, mais non le panier, ni les pièces, ni la perche ; ceci advint devant Quincampoix dans la rue aux Oie. »

Le fabliau connaît ainsi une certaine longévité avant d'arriver en Amérique du Sud (Brésil) au XXe siècle.

Hors du temps, Cocagne est la négation de l’histoire.

Lucie Blanchard