Le Millénarisme
La doctrine religieuse du millénarisme qui annonce la venue du millénium désigne - de façon métaphorique ou non – les mille ans de bonheur sur terre qui, dans la théologie judéo-chrétienne, précèdent l’épisode du Jugement dernier. Dans cet ultime épisode théologique qui clôture à la fois l’Ancien (Daniel, Ezéchiel) et le Nouveau Testament (l’Apocalypse de Jean), le Messie, terrassant les forces du mal (l’Antéchrist) qui rongent notre monde, est appelé à régner auprès de ses fidèles (les « élus ») en instaurant un véritable paradis sur terre où les maux de l’humanité auront cessé. A l’issue de ces mille ans, le mal réapparaîtra pour finalement être anéanti à jamais par le Messie qui accompagnera ses fidèles vers la félicité céleste éternelle.
L’avènement du Messie au crépuscule des temps constitue une véritable dynamique historique pour l’Occident où la fin du monde et le bonheur éternel, la crainte et l’espoir pèsent désormais continuellement sur les actes des Hommes. Cet espoir de voir naître un « Nouveau Monde », comme peuvent l’évoquer plus tard à leur manière les utopies, façonne en même temps profondément l’idée de progrès occidentale conçue comme une avancée vers le mieux, la représentation d’un temps créateur et non cyclique conduisant à la félicité terrestre.
Imprégnés de cette vision, les premiers utopistes comme Francis Bacon se réfèrent explicitement à la doctrine millénariste ou aux textes apocalyptiques. Si, au fil du temps, la référence se fait plus implicite, il reste évident que, de Thomas More aux utopies technologiques contemporaines en passant par les utopies socialistes du XIXe siècle, le millénarisme y conserve une inuence déterminante.
Au fil du temps
Le millénarisme s’affiche d’abord pour le peuple juif, comme pour les premiers chrétiens, comme une grille interprétative essentielle de l’histoire en même temps qu’il constitue une véritable dynamique pragmatique sommant les hommes de presser la venue du millénium.
L’Église en la personne de saint Augustin combat cette tendance en refusant d’accorder aux laïcs la possibilité de participer effectivement à l’érection du millénium : c’est l’Église et elle seule qui monopolise les clefs du salut de l’humanité. L’Église se présente d’ailleurs elle-même comme la réalisation terrestre du millénium : en réifiant progressivement le corps mystique du Christ sur terre, elle prépare les hommes, par son unique intermédiaire, au Jugement dernier. En marge de l’Église pourtant, les innombrables hérésies, notamment gnostiques, qui peuplent le paysage religieux du Moyen Âge, ainsi que de nombreux ordres monastiques qui bénécient d’une relative autonomie par rapport au Saint Siège, font du millénarisme un élément central de leur doctrine.
Mais c’est véritablement au XVIe siècle que se déchaînent les élans millénaristes qui animent jusqu’à souterrainement les expectatives progressistes de ces mouvements hérétiques.
Passé sa période « d’incubation institutionnelle », le millénarisme connaît une impulsion décisive sous l’inuence des Réformistes qui, en brisant l’institution monolithique du salut occidental, du même coup redonnent à ces expectatives leur valeur à la fois heuristique et pragmatique sur les termes de l’histoire des hommes.
Si Calvin ou Luther émettent des méfiances vis-à-vis de la diffusion des idées millénaristes, ils ne peuvent plus dès lors empêcher leur propagation dans la société.
Les révolutions politiques, scientiques et techniques qui marquent l’entrée de l’Occident dans la modernité, même les plus rationalistes, sont presque invariablement teintées de cette tonalité millénariste désormais émancipée de sa matrice religieuse originelle. Le millénarisme s’épanouit également dans la littérature, à commencer par le genre utopique pour finalement s’incarner dans de véritables projets de société. Les religions politiques comme le socialisme utopique, le communisme des premiers temps ou même le nazisme peuvent à juste titre être qualiées de millénaristes.
Aujourd’hui encore, on retrouve dans les projets de société suscités par notre développement technologique contemporain des traces évidentes de cette doctrine eschatologique (discours sur les fins). Une fin des temps qui semble, comme le suggère l’historien italien Lucian Boia, constituer une histoire sans fin...
David Pucheu