La Cité du Soleil, de Tommaso Campanella

 « Les enfants apprennent […] presque toutes les sciences et leur histoire avant l’âge de dix ans, sans fatigue, et presque en se jouant »

 

Tommaso Campanella (1568-1639) est un moine dominicain italien dans le Sud de l'Italie, alors soumise aux Espagnols. Sa participation à une tentative de coup d’État l'entraîne en prison pendant 26 ans, où il doit simuler la folie pour échapper à la mort, sans pour autant échapper à la torture : c'est dans ces conditions qu'il écrit La Cité du Soleil vers 1602, où il décrit le régime théocratique qu’il souhaite instaurer en cas de réussite de sa conspiration. Le titre reprend celui d'une œuvre grecque perdue (sans doute une des premières utopies). Le contenu s'inspire de La République de Platon (dont il reprend la forme dialoguée) et probablement de Thomas More (dont il reprend le voyage vers une île imaginaire). Campanella persiste à défendre jusqu'à la fin de sa vie son utopie théocratique auprès de Gassendi, Descartes, Richelieu et Louis XIII.

Le livre se présente sous la forme d'un dialogue entre un grand maître des Hospitaliers (dans le texte abrégé en « HOSP ») et un capitaine de vaisseau génois (« GEN »), son hôte, qui raconte ce qu’il a vu dans la Cité du Soleil. Cette utopie n'est rien moins que le reflet de l'univers créé par Dieu et qui doit donc fonctionner à l'image de la nature. La Cité du Soleil est certes un rêve prophétique, mais pour Campanella, elle représente également la projection d'un âge d'or possible.

L'éducation dans la cité des « Solariens » est à l'image de son organisation collectiviste (où la sphère privée n'existe pas) et théocratique (les dirigeants sont à la fois des prêtres et des savants-astrologues omniscients, régnant de manière absolue). Les enfants sont des produits d'un eugénisme strictement encadré, qui régente même la vie sexuelle en l'absence de mariage. Les prénoms des enfants sont déterminés par le magistrat suprême. Ils sont élevés en commun à partir de deux ans, suivant la même éducation, mais sont séparés selon les sexes. La famille n'existe pas.

L'apprentissage se fait de manière naturelle, tant dans ses mécanismes que par la sélection. Ainsi, l'esprit des jeunes enfants se nourrit automatiquement des peintures pédagogiques qui ornent les enceintes circulaires de la cité, sur des thèmes aussi variés que les formules mathématiques, l'environnement naturel ou des personnalités ; ils découvrent aussi la nature en s'y promenant. Il suffit ensuite de les mettre en contact avec tous les différents métiers pratiqués dans la cité pour que leur vocation se détermine naturellement, puisqu'il ont auparavant acquis les bases théoriques. En parallèle, le métier des armes est appris dès 12 ans, y compris pour les filles. La future élite des magistrats se distingue d'elle-même, en valorisant les jeunes les plus polyvalents.

Comme chez More, les adultes ont droit aussi à leur part de formation, grâce à une journée de travail encore plus réduite (4 heures), les cours étant cette fois placés en fin de journée. Mais leurs loisirs sont également les sports ; à ce titre La Cité du Soleil est probablement la première à imaginer que tous ses habitants savent nager.

Bien que le magistrat chargé (entre autres) de l'éducation des enfants se nomme « Amour », la Cité du Soleil revêt un caractère à la fois effrayant et décalé (toutes les activités publiques et privées, jusqu'aux plus intimes, sont réglées par l'astrologie). Si notre réflexe est de qualifier de « totalitaire » une telle société, il ne faut pas oublier de la replacer à la fois dans l'histoire de la vie de son auteur et dans son contexte historique. À ce titre, la prise en charge de l'éducation de la totalité des enfants, sans violence, ouverte tant sur l'abstraction que sur l'apprentissage des métiers, à base d'images, de sorties scolaires et de découvertes est non seulement un bel idéal au XVIIe siècle, mais reste toujours d'actualité en ce début du XXIe siècle. « Solaire » n'est donc pas si éloigné de « scolaire »...

 

<p>Une édition du XVII<sup>e</sup> siècle de la <em>Cité du Soleil</em> de Campanella</p>

Une édition du XVIIe siècle de la Cité du Soleil de Campanella

L'exemplaire présenté ici date de 1643 : il a été imprimé à Utrecht, par Johannes Janssonius Van Waesberge (1616?-1681), membre d'une famille d'imprimeurs-libraires des Pays-Bas très active en Europe du Nord, du XVIe siècle au XVIIIe siècle. Le texte de Campanella est relié avec celui de La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon : le propriétaire a donc cherché à réunir deux textes utopiques, dans un format pratique (plus petit qu'un livre de poche aujourd'hui, avec une reliure en parchemin bon marché mais solide). La marque typographique représente la déesse Athéna, symbole des sciences et de l'intelligence, au pied d'un olivier, symbole de paix et de prospérité, donnant à la fois fleurs et fruits (« Et flore et fructu ») au pied duquel on distingue la tête de la Gorgone.

Yvan Hochet