L’Union européenne : d’une utopie romantique à une réalisation de Guerre froide
Lors du Congrès de Vienne de 1815, qui fait suite à deux décennies de guerres napoléoniennes, les souverains se partagent l’Europe selon le droit du plus fort, sans tenir compte des nouvelles aspirations qui ont émergé depuis 1789.
L’idée de rassembler les États européens dans une fédération pour prévenir toute guerre, formulée pour la première fois par l’abbé de Saint-Pierre en 1715, est reprise par différents penseurs et précisée peu à peu. En 1849, lors du Congrès pour la paix réuni à Paris, Victor Hugo appelle à la création des États-Unis d’Europe qui, à ses yeux, permettraient d’établir la paix et la prospérité.
Un jour viendra où les armes vous tomberont des mains, à vous aussi ! Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu’elle serait impossible et qu’elle paraîtrait absurde aujourd’hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie. Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la diète est à l’Allemagne, ce que l’assemblée législative est à la France ! (Applaudissements.) Un jour viendra où l’on montrera un canon dans les musées comme on y montre aujourd’hui un instrument de torture, en s’étonnant que cela ait pu être ! (Rires et bravos.) Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe (applaudissements), placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du créateur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies la fraternité des hommes et la puissance de Dieu ! (Longs applaudissements.)
« Discours d'ouverture du Congrès de la Paix - 21 août 1849 », Œuvres complètes de Victor Hugo, Actes et Paroles I, Avant l’exil, J. Hetzel et A. Quantin, 1882, p. 475-486
L’idée fait son chemin. En 1867, à l’appel des mouvements républicains, est créée à Genève la « Ligue internationale pour la paix et la liberté », dont Garibaldi est président d’honneur, qui se donne pour mission de faire progresser le projet de fédération européenne. Le titre de son journal sonne comme un programme : Les États-Unis d’Europe. L’élan d’enthousiasme des participants est arrêté par la guerre franco-prussienne. La montée des nationalismes, au tournant du siècle, empêche ce projet de prendre forme. Les mouvements pacifistes se donnent désormais pour priorité le désarmement et la création d’une institution internationale d’arbitrage des différends entre les pays, qui doit conduire à la création de la Société des Nations par le traité de Versailles en 1919.
La tension internationale des années 1920 est à l’origine de la formation d’un courant pro-européen. C’est à la tribune de la Société des Nations que, le 5 septembre 1929, Aristide Briand, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, lance un appel en faveur de l’établissement d’une « sorte de lien fédéral » entre les peuples européens. Quelques mois plus tard, la France adresse aux États européens membres de la Société des Nations un « mémorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne ». Le plan français est examiné en séances plénières puis en commission. La crise économique, la mort de Briand et la montée des totalitarismes consacrent son échec.
Le 9 mai 1950, le ministre des Affaires étrangères Robert Schumann propose la création d’une organisation européenne chargée de mettre en commun les productions françaises et allemandes de charbon et d’acier. Ce projet audacieux, suggéré par Jean Monnet, commissaire au plan, vise non seulement à surmonter la tension matérielle née des besoins de matières premières pour l’industrie mais surtout à mettre fin à la rivalité centenaire franco-allemande, dans un contexte de guerre froide. L’échec des projets précédents a fait prendre conscience que la coopération entre les pays européens doit se faire progressivement. L’action doit commencer par un point limité mais décisif. Le 18 avril 1951, le traité de Paris institue entre six pays la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CEE).
En deux siècles, l’idée européenne a pris peu à peu forme, jusqu’à l’Union Européenne. La lente et continue progression de ce projet est due non seulement à l’engagement de quelques hommes d’exception, mais également au ralliement de différentes cultures politiques soucieuses.
Jérôme Grévy